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  • Les Pénalistes

Comprendre la notion d'emprise


Crédits : John Reisinger / Février 2017.


Ce que vivent ces victimes, c'est la terreur, l'angoisse, le pouvoir de quelqu'un qui vous coupe le souffle, vous enlève tout courage.” Tels sont les mots de l’Avocat Général Luc Fremiot prononcés le 23 mars 2012 lors de son réquisitoire afin d’acquitter Alexandra Lange, femme sous emprise ayant tué son conjoint.


Ce constat alarmant témoigne de la complexité de la notion d’emprise, peu comprise par la société et pourtant dissimulée au sein de nombreux foyers. En attestent les chiffres de l’année 2019 du ministère de la justice relevant que plus de 78 000 suspects ont été impliqués dans des affaires de violences entre partenaires.


C’est face à cette réalité déconcertante qu’Edouard Philippe, qualifiant l’emprise “d’enfermement à l’air libre[1], a affirmé sa volonté d’inscrire cette notion dans le code pénal. Parfois considérée comme floue et sans incidence juridique, l’emprise trouve néanmoins sa place au sein de notre législation répressive permettant ainsi de renforcer la lutte contre les violences conjugales.



L’acceptation du phénomène d'emprise



Mais elle n’avait qu’à partir...”, “T’aurais dû réaliser dès le premier coup...”, “Pourquoi tu l’as laissé t’éloigner de nous ?”...


Autant de remarques qui témoignent de l’inversion des rôles et de la culpabilisation de la victime par la société. Cette volonté de culpabiliser la personne dominée est une des principales caractéristiques de l’emprise [2]: marque de manipulation de la part de l’auteur pour placer la personne sous son autorité et son contrôle.


Si les disputes sont partie intégrante d’un couple, l’auteur va saisir cette opportunité pour asseoir sa domination, s’autorisant des remarques à l’origine banales mais qui, répétées et accentuées, aboutissent, sans que la victime n’en prenne conscience, à de réelles violences psychologiques.


Toute la complexité de ces violences réside dans le fait que les mots ne sont pas ressentis de la même manière par toutes les personnes : choquants d’un point de vue extérieur, ils sont reçus de manière différente par les victimes. En effet, ces dernières étant placées dans une position de faiblesse et manquant de confiance en elles du fait de leur relation, leur seuil de tolérance est souvent plus élevé. Ce constat ne s’applique cependant pas aux violences physiques qui sont visibles et ne laissent pas place à une certaine subjectivité.


Pour instaurer durablement une domination au sein du couple, l’auteur isole fréquemment la victime de ses proches[3], ce qui a pour conséquence de réduire les possibilités de prise de conscience de la situation néfaste dans laquelle elle se trouve. En effet, l’auteur étant son seul repère, la victime devient à sa merci. L’ensemble des paroles avancées par ce dernier apparaissent alors comme une vérité, favorisant la perte d’estime d'elle-même et ayant pour conséquence la destruction progressive de sa propre identité.


Ainsi, l’emprise peut se définir comme une prise de possession, progressive et implacable, d’un membre du couple par l’autre[4].


La personne sous emprise sera confrontée à de nombreuses difficultés pour rejeter cette situation de soumission, au premier rang desquelles se trouve la honte tétanisant la victime dans sa démarche de libération de sa parole et la poussant à se renfermer dans cette relation.


C’est dans une démarche de protection de la victime et de répression de l’auteur que le phénomène complexe d’emprise doit être reconnu par le droit.



L’appréhension pénale de la notion d’emprise



Une victime sous emprise n’est plus un sujet, c’est un objet

Francis Curtet, médecin psychiatre


Le phénomène d’emprise se caractérisant par une volonté de l’auteur de domination et de soumission, la victime se voit dépossédée de sa singularité, de son originalité, en somme de sa personnalité[5].


Dès lors, les violences que connaît la victime d’emprise portent atteinte à son intégrité physique et morale. Si la personnalité d’un individu est un de ses attributs permettant de le considérer comme tel, la dépossession de cette dernière s’agissant des victimes d’emprise peut soulever une interrogation concernant la protection de leur dignité. C’est à l’aune de ces deux valeurs sociales que le droit pénal peut endiguer ce phénomène.


Cette nécessaire reconnaissance par la matière pénale met en évidence les enjeux qui lui sont liés. A chaque stade de la procédure, des obstacles peuvent intervenir. La prise en compte de la situation d’emprise de la victime favorise alors son accompagnement, sa protection mais également la répression des violences subies.


Après avoir réalisé la situation néfaste dans laquelle elle se trouve et avoir réussi à mettre de côté son sentiment de honte, la victime doit encore pouvoir libérer sa parole, ce qui suppose une compréhension de la part de son entourage mais aussi et surtout de la part des personnels de justice.


Ainsi la reconnaissance du phénomène d’emprise dans le code pénal ne possède pas qu’une valeur symbolique. En effet, elle permet une meilleure formation des forces de l’ordre pour recevoir la plainte de la victime et offre une clé de lecture complémentaire aux magistrats pour comprendre ce mécanisme de violences psychologiques particulier[6].


Les forces de l’ordre doivent être formées pour écouter convenablement ces victimes. En effet, une mauvaise gestion et réception de leur parole peut avoir pour effet inverse de les faire culpabiliser et ainsi engendrer un état de mutisme. Le dépôt de plainte constitue une étape cruciale dans la phase de déprise de la victime, en tant qu’il demeure le premier pas vers une action en justice.


La dernière étape pour une reconnaissance effective des violences psychologiques subies par la victime concerne désormais les magistrats. La complexité de ces violences réside dans le fait qu’elles ne sont pas visibles, ce qui affecte particulièrement la question probatoire. En effet, la parole de la victime et celle du mis en cause s’affrontent, mais le combat entre une personne dominée et dominante n’est pas équitable. C’est en ce sens que la reconnaissance de la situation d’emprise par les magistrats permet de rééquilibrer ce rapport de force.


C’est au regard de ces objectifs que la loi du 30 juillet 2020 a été adoptée, faisant apparaître dans le code pénal la notion d’emprise.



L’inclusion de l’emprise dans l’arsenal juridique



Il s’agit dans cette loi de tirer toutes les conséquences des violences qui interviennent dans le huis clos familial, auquel il convient de mettre un terme


Cet extrait de l’exposé des motifs présenté par l’Assemblée Nationale résume l’objectif de la loi qui s’inscrit dans la répression de l’ensemble des violences qui existent au sein d’un foyer, notamment les violences conjugales. Le principal apport de cette loi est de reconnaître et d’inclure dans le code pénal la notion d’emprise à travers différentes mesures.


Trois mesures peuvent être relevées : deux d’entre elles méritent d’être soulignées en tant qu’elles tentent concrètement de protéger et d’accompagner la victime dans la phase de déprise, et une dernière en tant qu’elle aggrave la répression de l’auteur.


L’article 12 de cette loi adoptée le 30 juillet 2020 autorise le médecin à entraver le secret médical pour dénoncer des faits de violences alors même que la victime s’y oppose. Cette levée du secret médical n’est possible que si ce professionnel de santé estime que la victime est en danger immédiat et que celle-ci ne peut se protéger en raison de “l’emprise manifeste” que l’auteur des violences possède sur elle. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de protéger la victime contre elle-même et passer outre son consentement[7], celui-ci étant qualifié par de nombreux auteurs d’illusoire[8] au regard de sa situation.


L’article 6 de la loi s’inscrit davantage dans un objectif d’accompagner la victime dans une phase de déprise en admettant que les rapports de force entre les deux parties sont inégalitaires. En effet, cet article vient limiter les cas de médiation pénale puisqu’elle ne peut être mise en place dès lors qu’une situation d’emprise impliquant des violences psychologiques existe entre deux personnes.


Enfin, la mesure phare de cette loi concerne son article 9 qui vient aggraver la répression du harcèlement moral à 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende, s’il a conduit au suicide ou une tentative de suicide de l’un des membres du couple victime d’emprise. Si la notion de harcèlement moral au sein du couple est apparue en 2010, cette loi permet de saisir les conséquences les plus lourdes du phénomène d’emprise. Yael Mellul, ancienne avocate, affirme que le suicide forcé apparait comme un “acte de libération de toutes les souffrances endurées mais aussi parce que la honte et la culpabilité deviennent insupportables”.


Cette prise en considération du phénomène d’emprise par le droit pénal est à souligner, cependant elle demeure insuffisante. En effet, l’article 12 de la loi concernant la levée du secret médical est difficile à mettre en œuvre et ne sera que très peu mobilisé au regard des éléments subjectifs qu’il comporte. De plus, il paraît regrettable que les mesures proposées par le Grenelle contre les violences conjugales de septembre 2019 visant à limiter le droit de visite des personnes détenues pour des affaires de violence conjugale n'aient pas été reprises par les parlementaires. Ces mesures auraient permis de conforter la phase de déprise de la victime et éviter un nouveau sentiment de culpabilisation de celle-ci pouvant apparaître lors de ses visites en détention.


La situation d’emprise place la victime dans un processus dont il est difficile de se défaire : le chemin vers la déprise est long et semé d'embûches. C’est pour cette raison que les violences conjugales doivent dépasser le huis-clos familial et devenir une affaire collective afin d’aider au mieux les victimes.


Les violences conjugales ne doivent plus être une fatalité. C’est le regard de toute une société qui doit changer[9]


Par Flavie C. et Lucie C.

[1] Discours de clôture du Grenelle contre les violences conjugales, 25 novembre 2019 à l’Hôtel de Matignon. [2] Marie-France Hirigoyen, De la peur à la soumission, Empan, Les violences conjugales, p24 à 30. [3] Pascal Couderc, Pascale Chapaux-Morelli, La manipulation affective dans le couple, Albin Michel. [4] Edouard Philippe, Discours de clôture du Grenelle contre les violences conjugales, 25 novembre 2019 à l’Hôtel de Matignon. [5] Alain Ferrant, Qu’est-ce que la notion d’emprise apporte à la compréhension des violences faites aux femmes, France Culture, 2 janvier 2020. [6] Bérangère Couillard, Qu’est-ce que la notion d’emprise apporte à la compréhension des violences faites aux femmes, France Culture, 2 janvier 2020. [7] Bérangère Couillard, Qu’est-ce que la notion d’emprise apporte à la compréhension des violences faites aux femmes, France Culture, 2 janvier 2020. [8] Philippe De Georges, Emprise et consentement, 3 juillet 2020. [9]Assemblée Nationale, Proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, 3 décembre 2019.

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